
Le 7 avril 2020, le ministère brésilien de la Santé annonçait 13.717 cas déclarés de contamination au COVID-19 et 667 décès accumulés. Ce soir, jeudi 11 juin, les chiffres officiels faisaient état de 802.828 cas et 40.919 décès, concentrés pour près de la moitié dans la région Sudeste (18.901) et pour un tiers dans la région Nordeste (12.998).
La course à la mort
Au rythme actuel (1300 morts par jour en moyenne), le Brésil devrait rattraper le Royaume Uni (41.279) demain vendredi et pourrait sérieusement concurrencer les Etats-Unis (115.441) dans une course morbide.
Le gouvernement fédéral a bien tenté d’étouffer “l’affaire”, en niant l’évidence du cataclysme qui s’abat sur le pays et en imposant le silence au ministère de la Santé. Vendredi 5 juin, celui-ci cessait de communiquer sur le total des morts du coronavirus et mettait hors ligne le site internet diffusant quotidiennement les statistiques officielles.
Mais la Cour constitutionnelle, conspuée par le Président Bolsonaro et ses ministres, a imposé la transparence. Ce soir, nous avons l’impression de voir à nouveau. Et ce n’est pas beau. Et cela ne sent pas bon.
Cela ? C’est le Brésil, un kaléidoscope de cultures régionales et de communautés formant une nation de 210 millions d’habitants inégalement exposés au risque sanitaire, mais tous durement – et durablement – touchés par la crise économique, le chômage et l’incertitude.
Une maladie de pauvres ?
Quand le COVID-19 est apparu fin février à São Paulo, les premiers cas de contamination étaient des hommes blancs rentrant d’Europe, appartenant à la classe aisée et soignés à l’Hôpital Einstein, le meilleur d’Amérique Latine. Les profils, similaires, entretenaient l’image d’une “maladie de riches”. Un mois plus tard, plusieurs cas étaient recensés dans les favelas insalubres et surpeuplées de Rio et São Paulo, à prédominance noire.
Depuis, le vírus s’est rapidement propagé dans les périphéries des grandes capitales, creusant des inégalités historiques héritées de l’esclavage dans un Etat qui, pendant des siècles, a nié la question raciale. Plus fréquemment exposés au risque de contamination et plus gravement affectés par l’arrêt de l’économie, les Afro-brésiliens (Noirs et Métis, soit 51% de la population brésilienne), sont absents des cercles dirigeants, du pouvoir législatif, de la magistrature et des médias. Leur parole n’est pas/peu relayée, ils meurent pour ainsi dire en silence à domicile et dans les hôpitaux publics devenus des mouroirs.
Les femmes particulièrement exposées
Les mesures d’isolement social imposées dans la majorité des Etats et municipalités ont profondément affecté les commerces, les entreprises de services et un grand nombre de travailleurs exposés en plus à une dérèglementation accélérée du droit du travail. Les employés domestiques – soit 6,3 millions de personnes au dernier recensement (2019) de l’IBGE, l’équivalent de l’INSEE en France – sont en première ligne, notamment les femmes qui représentent plus de 92% de cet univers. Un grand nombre ont été mises en “congés” ou simplement remerciées. Celles qui exerçaient leur activité de manière informelle, 73% du total, ne pourront prétendre à l’assurance chômage.
Sur les réseaux sociaux, résonne l’écho des pleurs des mères de famille qui ne peuvent plus nourrir leurs enfants privés également de la cantine scolaire. Des groupes d’entraide se sont formés localement pour collecter des fonds et assurer la distribution de colis contenant des produits de première nécessité; des enseignes et industriels distribuent des kits alimentaires et d’hygiène. Mais l’insécurité alimentaire est réelle et devrait s’aggraver.
Bars, restaurants, petits commerces, écoles, startups… les faillites et les demandes de redressement judiciaire se multiplient. Les expats et les étudiants étrangers en échange ou en stage quittent le Brésil, à regret souvent pour ceux qui y vivaient depuis de longues années ou venaient à peine d’arriver.
Aujourd’hui le Brésil fait peur.
A raison, car en plus de la crise sanitaire, du ralentissement de l’économie, de la croissance des inégalités et de la dépréciation de la monnaie qui a perdu 30% de sa valeur, l’inflation menace, le pouvoir politique est totalement divisé et le pays définitivement polarisé : on est “pour ou contre” le confinement, et par un glissement de sens simpliste on finit par être “pour ou contre” Bolsonaro.
Le Président de la République qui devrait être un grand rassembleur en ces temps sombres, joue la carte de la division et de la terreur, adoptant un discours et des pratiques anti-démocratiques face à des gouverneurs et maires qu’il tient par le cordon du budget fédéral. La crise politique s’aggrave et son issue est incertaine. Le Brésil se ferme et perd son influence et son image positive sur la scène internationale.
On se croirait dans un mauvais film. Alors pourquoi rester ?
Parce qu’il y a tout à faire et qu’on a la rage – en tant que Français – de contribuer.
Pour citer Musset, s’il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est bien l’union de nos deux pays si imparfaits et si affreux.
Alexandrine Brami
São Paulo, 11 juin 2020