
My Little Brasil a rencontré Nicolas Gounin, expatrié français installé depuis 1988 au Brésil qui revient sur son expérience du management et sa vision du Brésil.
Bonjour Nicolas, qui es-tu ?
Je suis français, 57 ans, j’ai « rencontré » le Brésil en 1988, et j’habite ici depuis 2003. Je suis cadre supérieur en finances et ressources humaines, avec une carrière internationale dans de grands groupes français (Engie, Veolia, EDF, UP) en Europe, aux États-Unis puis au Brésil.
Tu es au Brésil depuis 16 ans, donc bien intégré. Comment s’est passé ton arrivée, quelles ont été les principales difficultés rencontrées ?
Effectivement, je suis arrivé au Brésil, et plus spécialement à Salvador, pour y habiter, en 2003. Par rapport à de nombreux expatriés, je disposais divers avantages : je connaissais le pays depuis 15 ans, j’y avais fait de nombreuses missions, je parlais la langue – et ma famille aussi, ce qui est encore un atout pour l’intégration – et je connaissais les personnes avec lesquelles j’allais travailler, et avec lesquelles j’avais déjà collaboré sur un certain nombre de sujets.
L’intégration en soi n’a donc pas été un problème, mais je sais que ce n’est pas le cas pour tous. Quand j’étais encore en France, J’avais moi-même envoyé des expatriés au Brésil précédemment, et cela n’avait pas constitué pour tous une expérience positive, certains étant rentrés au bout d’un an.
A mon avis, le succès dans un pays comme le Brésil, très chaleureux et très émotionnel, passe par la connaissance préalable de la langue et de la culture, ou par une ouverture d’esprit suffisante pour assimiler rapidement. On a l’impression, depuis la France, qu’un pays de culture latine comme le Brésil n’est pas aussi différent et difficile que la Chine ou l’Inde, pour ne citer que ces deux destinations exotiques. Si la base est commune, nombre de différences peuvent pourtant tendre un piège caché aux nouveaux arrivants. Comme pour n’importe quelle autre destination, il ne faut pas sous-estimer les spécificités locales.
Tu as habité dans 3 états, et voyagé dans pratiquement tout le Brésil. Quelle est ta vision générale du Brésil et des Brésiliens ?
Il y a bien sûr les clichés, le Brésil pays de football, plage et samba. Derrière ce cliché se cachent des préjugés qui font penser à certains que le niveau de compétences des personnes se rapporte au niveau de développement du pays. Si cela se vérifie dans certains cas, on a tort de sous-estimer les compétences technologiques et de management des brésiliens : le système bancaire français, par exemple, est un dinosaure par rapport à son homologue brésilien, qui permet des transactions instantanées depuis plus de 15 ans !
Ce qu’il faut considérer, c’est que les équipes ne répondent pas comme en France, et que les leviers de motivation ne sont pas tous les mêmes. En plus, le Brésil est un pays grand comme l’Europe, il est constitué de régions bien différentes : le Sud, São Paulo, Rio, le Nordeste, Minas Gerais, sont autant d’environnement avec leurs spécificités. S’intéresser à ces différences, avoir la volonté de comprendre et d’assimiler ce qui fait la fierté du peuple local, peut aider énormément dans les relations professionnelles.
Quand je suis arrivé à Bahia, je peux dire que l‘une de mes difficultés a été… de refuser de l’aide : pour trouver un appartement, acheter un meuble, choisir une école, ou simplement une activité pour le week-end, tellement de gens me proposaient leur aide – ou celle du cousin agent immobilier, ou celle de l’ami spécialisé dans telle ou telle activité, que refuser poliment malgré leur insistance, dans un pays où les gens ne savent pas dire non, a parfois été difficile. A São Paulo, je n’aurais certainement pas reçu le même genre d’accueil.
Le Brésil est aussi un pays très contrasté, économiquement, socialement, géographiquement. Je peux dire qu’au cours de ces 16 ans ici, j’ai fréquenté toutes les classes sociales, et la distance entre elles a de quoi choquer. Il faut aussi vivre cela pour comprendre le Brésil et se soucier de la misère qui règne dans les banlieues et dans le sertão du Nordeste.
Souvent, dans ces conditions, croire en l’avenir dépend de la foi, et les Brésiliens ont beaucoup de foi – le côté religieux ici est très fort – mais pas toujours comme il se doit : sans confiance en eux-mêmes, sans croire au Brésil comme moi et beaucoup d’étrangers y croyons. Trop souvent, ils tournent leur pays en dérision, se sous-estiment par rapport aux pays du Nord et finissent par ne pas atteindre le niveau qu’ils méritent.
Et dans le monde de l’entreprise, quelles sont les principales différences auxquelles il faut faire attention ?
Lorsque l’on arrive comme expatrié d’une société française, les défis sont nombreux : en plus de l’aspect culturel en général dont j’ai déjà parlé, il faut prendre en compte la manière dont les relations s’organisent dans l’entreprise.
J’ai lu il y a quelques années une étude qui analysait les rapports entre l’entreprise et le salarié dans divers pays. Aux Etats-Unis, environ la moitié des salariés acceptaient une certaine préoccupation de l’entreprise dans leur vie privée. Ce taux descendait à 35% pour la France, mais s’établissait à près de 80% pour le Brésil. Ici, les employés souhaitent recevoir de l’aide pour améliorer leur vie : éducation, nutrition, célébrations, inclusion de la famille sont autant d’attentes qui ne seraient que peu recevables en France, mais sont vues comme positives ici.
Les Brésiliens adorent étudier – la majorité des cadres étudient encore ou ont déjà 2, 3 ou 4 diplômes supérieurs, et ils espèrent souvent pour cela de l’aide – et de la reconnaissance pour cet effort. Cela reflète selon moi divers aspects : l’envie de progresser, certains manques de l’éducation reçue, mais aussi la pression sociale (« qui n’avance pas recule ») et l’énorme offre de cours supérieurs – de qualité parfois excellente, mais souvent médiocre, voire douteuse).
Je pense que le manque de reconnaissance du Brésil au niveau international pousse également les gens à chercher de la reconnaissance, personnelle ou collective, quand ils s’adressent à des étrangers. Les Brésiliens sont un peuple très émotionnel. Il suffit pour s’en rendre compte de suivre la politique locale et les réactions des leaders, desquels on attendrait en France une certaine pondération, mais qui ici se laissent aller à des exagérations déplacées. Si le cœur n’y est pas à fond, les actions ne suivent pas.
Un ami américain, haut cadre de l’industrie automobile récemment arrivé au Brésil me demandait comment gérer au mieux les relations dans l’entreprise, car il utilisait ses références américaines et n’obtenait pas les résultats voulus. Je lui ai expliqué que le Brésilien n’est pas aussi rationnel que nous : avec de la motivation, ils vont tout donner pour le succès de l’entreprise, du chef, de l’équipe. Sans cela, c’est peine perdue, les aspects rationnels ne seront pas suffisants pour y arriver.
Et cette motivation, elle passe par un sentiment d’inclusion et d’appartenance au groupe, par des contacts humains plus proches, par des mots parfois plus personnels que ce dont nous avons l’habitude. Je me dis parfois que ce qui me manquera le plus lorsque je retournerai en Europe, ce seront les abraços (accolades en français, mais le terme ne reflète pas l’importance du contact) qui unissent les gens, l’informalité qui rapproche et permet de s’informer sur la vie de l’autre de manière normale, sans que ce soit considéré comme ingérence.
Pour accepter cela, il faut devenir un peu brésilien, mais ce n’est vraiment pas quelque chose de difficile !
Les Brésiliens sont donc accueillants, ouverts, on peut en déduire qu’il est facile de travailler avec eux. Est-ce que cela ne rend pas aussi les choses un peu plus délicates pour qui n’a pas l’habitude de ce genre de relations ?
Non, je ne crois pas. Si l’on vient au Brésil avec l’idée de s’y adapter, avec l’esprit ouvert, c’est plutôt un avantage. Il y a cependant l’autre côté de la monnaie, et qui souvent est plus pervers pour les Français : c’est le sens de la hiérarchie du Brésilien.
En dépit de – mais également à cause de – cette ambiance informelle, les employés, qu’ils soient simples employés ou cadres, normalement ne s’opposent pas aux décisions du « chef ». D’un côté, on pense au premier abord que ces relations professionnelles informelles permettront davantage d’ouverture, de dialogue, voire de discussions ou même confrontations de points de vue.
En fait, derrière cela existe une certaine aversion au conflit, qui fait que les équipes ne prennent pas position contre le chef, mais justifient leurs actions par la phrase « le chef a ordonné », même si dans l’esprit du « chef », il s’agissait davantage d’une suggestion. Comme l’expatrié qui arrive d’Europe a une aura de spécialiste, dispose de la confiance des actionnaires qui le place loin au-dessus des équipes qu’il dirige, il s’agit là d’un équilibre difficile à trouver entre autonomie des équipes, à laquelle nous sommes plus habitués en Europe, et gestion de l’autorité néanmoins indispensable.
La société brésilienne a vécu récemment certains changements significatifs, notamment politiques. Comme français, comment as-tu perçu ces évènements ?
Pour moi, l’un des tournants du Brésil contemporain a été le scandale du Mensalão en 2005. Le gouvernement Lula, pourtant populaire, traversa alors une crise profonde, qui peut remettre en question le président lui-même, et affecte les plus hautes instances du pays. Mais pour la première fois, l’économie tient, les entreprises continuent à travailler : l’économique est pour la première fois autonome par rapport au politique, cela a été pour moi un signal très fort de maturité du pays et des institutions.
Quant au côté politique, j’ai coutume de dire que la principale différence entre les Français et les Brésiliens réside dans le fait que les Brésiliens n’auraient jamais fait la révolution française : il fallait pour cela s’indigner contre les décisions des chefs, ne pas céder à la passivité, et prendre des positions extrêmes – toutes choses contraires au quotidien d’ici.
Lorsqu’en 2016, les manifestations populaires ont commencé à apparaître (des deux côtés, d’ailleurs), j’ai félicité les Brésiliens en leur disant « Enfin ! », et en leur faisant comprendre que se positionner de manière plus assertive était une bonne chose, car même si cela paraissait contredire l’autorité, le débat devait s’ouvrir.
On parle souvent de la gestion du temps des Brésiliens, plus « souple » que celle des européens en général. Quelle ta vision sur ce sujet ?
J’ai été pendant quelques temps Président du Conseil de l’Ecole Panaméricaine de Salvador, et ai à ce titre participé à diverses réunions avec des spécialistes américains de l’éducation. Je me souviens particulièrement d’une intervenante, Mina Merkle, spécialiste dans la formation des Conseillers d’écoles américaines. Elle avait travaillé durant 20 ans dans le monde entier, et travaillé avec des cultures et modèles très divers. Elle m’avait fait ce commentaire : « je n’ai jamais rencontré un peuple aussi dépourvu de capacité de planification que les brésiliens, mais je n’en connais aucun autre qui dispose d’une telle facilité à tout arranger au dernier moment ! ».
J’ai vécu cela aussi, et je crois que quiconque travaille au Brésil doit s’y préparer. Cela ne veut pas dire accepter, et notre position comme expatrié nous aide dans ce domaine à être plus exigeant, mais il faut bien accompagner et contrôler pour limiter cette tendance naturelle à éviter les dérapages naturels.
Aujourd’hui le pays est en crise – il n’est d’ailleurs pas tout seul. En tant qu’administrateur et avec ta vision internationale, comment vois-tu l’avenir du Brésil à court et moyen terme ?
Contrairement aux années 90 ou même au début de ce siècle, le Brésil est maintenant totalement intégré au monde économique global. Les tarifs douaniers vont se rapprocher des autres pays, témoins l’accord Mercosul-EU ou les tractations avec les USA. Le PIB du Brésil est donc largement dépendant de rythme de l’économie globale, et avec des échanges mondiaux étant en baisse de 5% sur 2019 et 2020, les prévisions ne sont pas très optimistes.
En conséquence, les entreprises investissent moins et que les ménages épargnent plus. Il se crée donc une réserve de croissance pour quand la confiance reviendra, ce qui est une bonne chose. La baisse prévue des taux d’intérêts (SELIC à 5% d’ici fin 2019) incitera aussi à une reprise plus franche.
En outre, les réformes politiques (retraites, fiscale, répression des fraudes) sont en cours et devraient aboutir d’ici le premier semestre 2020. Politiquement, que l’on soit pour ou contre le président actuel, il est nécessaire qu’il termine son mandat pour affermir la crédibilité internationale du Brésil.
On voit aujourd’hui surgir Le Congrès, et notamment le président de l’Assemblée Rodrigo Maia – surgir comme un contre-pouvoir qui permettra d’éviter les excès sans déstabiliser encore une fois la république. Là encore un signe de maturité pour ce qui est aujourd’hui la neuvième économie du monde.
En résumé, le Brésil se positionne de manière positive pour profiter la reprise de la croissance mondiale – quand celle-ci arrivera.
Quels sont tes projets ?
Je travaille aujourd’hui sur trois fronts : continuer ma carrière comme CFO, œuvrer comme coach et conseiller d’entreprises qui souhaitent améliorer leurs performances de management et l’efficacité de leurs équipes, et développer une start-up qui pourrait révolutionner la manière dont est géré le climat interne des entreprises.
Révolutionner ?
Oui, comme je vous l’ai dit, je crois dans le Brésil et dans les Brésiliens, mais il faut développer la confiance et les échanges qui ont lieu entre les dirigeants et leurs équipes. Je suis en train de mettre au point un système qui permettra cela et facilitera grandement les interactions entre les différentes parties. Je ne peux pas vous en dire plus maintenant, mais début 2020 il doit être disponible.
Quelques mots pour conclure cet entretien…
Selon Pablo Di Si, président de Volkswagen Amérique du Sud, « le Brésil n’est pas un pays pour amateurs. Maintenir l’équilibre ici est art. Si vous réussissez ici, vous pouvez réussir n’importe où. Un an de Brésil équivaut à huit ans dans n’importe quel autre pays ». Sans aller jusque-là, je peux confirmer que le Brésil n’est certainement pas aussi simple qu’il n’y paraît au premier abord. En échange, l’ambiance que l’on peut y trouver, combinée avec les relations personnelles que l’on peut y nouer – pour la vie – en font une excellente destination pour qui veut apprendre. Et éventuellement réussir.
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